Un tilleul n’est pas un peuplier de Jacqueline Dewerdt-Ogil
Premier chapitre
On devrait toujours chercher sa jeunesse sous le soleil
– On dirait Thérèse !
La grosse femme, là-bas, sous le porche, de l’autre côté de la place. Thérèse ! Jean n’a pas pensé à elle depuis des dizaines d’années. Un autre aurait haussé les épaules. Thérèse ? Impossible ! Et quelle importance ? Mais Jean essuie la buée sur la vitre, le poing fermé, comme le font les enfants. La surprise lui brouille la vue autant que la pluie qui cingle la vitrine de l’estaminet où il s’est réfugié.
La grosse femme glisse sur les pavés, perd l’équilibre. Jean tend le bras pour la retenir. Réflexe stupide. Quelque chose de liquide lui coule sur les genoux et ce n’est pas la pluie qui s’égoutte de ses cheveux, mais en un filet hésitant et froid, sa bière, qu’il vient de renverser. La serveuse se précipite, ramasse le verre, essuie la table, lui colle un torchon sur les cuisses et lui offre un demi fraîchement tiré en claironnant sur un ton enjoué marqué du sceau de la curiosité :
– Vous connaissez une Thérèse à Monflandrin ?
Il a donc pensé à voix haute ! Sans aucune gêne, la tenancière prend appui sur son épaule, se penche pour regarder vers la place. Jean se détourne, cherche à se dégager ; il a horreur des familiarités, et surtout qu’on se mêle de sa vie. L’échafaudage décoiffé des cheveux blonds lui chatouille la joue, le parfum l’oppresse et le rouge des lèvres se moque :
– Elle va être trempée, la Thérèse !
Jean recule sa chaise, rend le torchon à l’intruse, la remercie vaguement pour la bière. Peine perdue, elle tient la place. Si seulement l’averse se calmait un tant soit peu. Comme si ça ne suffisait pas, une voix d’homme éraillée grommelle :
– Il a un coup d’mou pour une Thérèse, l’citoyen ?
Jean sursaute. Qui se mêle encore de sa vie ? Un type agrippé au comptoir, coiffé d’un béret militaire dont on dirait volontiers qu’il ne l’a pas quitté, ni de jour ni de nuit, depuis son retour du service, dans les années soixante. La tenancière souffle avant de s’éloigner :
– Il peut pas s’empêcher. Faites pas attention.
Jean aimerait ne faire attention à rien d’autre qu’à la grosse femme sous le porche. Au fond de lui, il voudrait ne pas l’avoir vue, ne pas être ici, ne pas avoir à penser à Thérèse. Que ce soit elle ou non, il se sent piégé, il n’arrivera plus à s’en détacher. Il la regarde encore aller et venir, les bras croisés serrés contre sa poitrine. Elle s’avance, jette un coup d’œil de chaque côté de la place, se remet à l’abri. Dans l’estaminet, l’interrogatoire continue :
– Vous connaissez du monde par ici ?
– Personne, non, je ne crois pas.
C’est vrai. Même si c’est Thérèse, il ne peut affirmer qu’il la connait. Comment pourrait-il être certain de la reconnaître ? Il y a bien vingt ans qu’il ne l’a pas vue, mais, depuis qu’il a aperçu cette femme, là-bas, il ne se souvient de rien d’autre que de la peur que Thérèse lui inspirait quand il était gamin. Comment, dans ces conditions, satisfaire la curiosité d’une serveuse de café, même pleine de sollicitude ? Déçue ou simplement fataliste, celle-ci donne un dernier coup de torchon sur la table et fait claquer ses hauts talons jusque derrière le bar qu’elle essuie distraitement, l’œil toujours en direction de l’extérieur :
– Vous connaissez la ville ou vous venez visiter ?
– J’ai passé quatre ans au collège. C’était il y a cinquante ans. Je viens voir ce que c’est devenu.
– On devrait toujours chercher sa jeunesse sous le soleil.
La grosse femme a disparu. La serveuse, fière de la sentence qu’elle vient d’asséner à ce client bougon, chantonne. Jean, les coudes sur la table, la tête dans les mains, essaie de retrouver un peu de lucidité. Il faisait grand soleil ce matin quand il a décidé de venir à Monflandrin voir son ancien collège. Si l’orage n’avait pas éclaté…s’il n’avait pas plu…si Jeanine ne l’avait pas quitté…
Jeanine l’a quitté deux ans plus tôt après quarante ans de vie commune. C’est à cause d’elle qu’il est ici. Depuis son départ, il va mal, passe son temps à ressasser le film de leur vie de couple et ce film lui plaît. Jusqu’au choc de la rupture. L’évoquer lui donne des palpitations. Tout allait bien entre eux, du moins le croyait-il. Subitement, Jeanine a jugé que la vie sans lui serait plus gaie. Finies les taquineries à propos de ses yeux, de ses pommettes et de son humeur slave. Épuisée la patience devant ses hésitations. D’un coup, d’un seul, elle l’a trouvé taciturne. Aucun reproche, pas de drame. Pas d’autre homme, elle l’a juré. Il l’a crue. Taciturne. Voilà ce qu’elle ne supportait plus : il était taciturne.
Le mot s’est installé dans la tête de Jean et y trace, depuis qu’elle l’a prononcé, si calmement, si distinctement, des lignes sinueuses et désordonnées. Ces ruminations l’épuisent, ses nuits peuplées de cauchemars ne le reposent pas. Le petit matin le trouve anxieux, perplexe ou bouleversé par des rêves incompréhensibles qui, tous, le ramènent à son enfance. Visages sans nom, lambeaux d’images auxquels il aimerait donner un sens. Ses parents sont morts. Qui pourrait lui parler de son enfance ? Il a vécu en fils unique bien que Thérèse fût la fille de son père.
L’idée lui est alors venue, pour se raccrocher à quelque chose de tangible, de retourner sur les lieux de son enfance. Des lieux où il aurait vécu sans ses parents et sans Jeanine. Il a pensé au collège, s’est souvenu du terrain de sport où il s’était toujours senti mal à l’aise. Mais ne l’était-il pas à peu près partout ? En réalité, il en prend conscience maintenant qu’il est sur le point de s’y retrouver, en réalité il avait peur. Une peur diffuse, sans objet particulier, une peur dissimulée derrière la carapace toute lisse d’un gamin silencieux et distrait, devenu l’homme taciturne dont Jeanine s’est lassée.
Il entend l’homme au béret :
– Un déluge comme ça, on en a pour un bout de temps !
Du temps, Jean en a. Chez Bernier-Père-et-Fils, voilà trois ans qu’on a fêté son départ à la retraite. Quarante années sans un congé maladie, sans un cheveu blanc, sans grossir ni maigrir. Soixante-dix-huit kilos harmonieusement répartis sur sa haute taille. Un plus jeune a affiché son nom sur la porte du bureau « Comptabilité » et posé ses fesses devant l’ordinateur dernier cri acquis pour l’occasion. C’est lui qui désormais touche des primes en alignant des chiffres dont il fait des tableaux, des graphiques et des dossiers qui rassurent les patrons sur la bonne santé de leur affaire.
Plus personne devant le porche. Jean aimerait se sentir soulagé, mais il n’en est rien. Il se sent seul, a le sentiment qu’une journée entière s’est écoulée depuis qu’il s’est assis derrière cette vitre embuée. Inutilement en attente. Il ne sait plus ce qu’il est venu chercher, ce qu’il peut attendre de son initiative ; pour une fois qu’il en prend une, elle lui paraît soudain idiote. Et toujours la pluie.
Une clameur au fond de la salle du café. Jean n’avait pas prêté attention à une table de joueurs de cartes. La partie est terminée. Les hommes s’esclaffent, jurent, tapent du poing sur la table, réclament à boire. La tenancière s’affaire. L’un d’eux demande le silence. C’est l’heure des informations à la radio. Le président François Hollande, tout nouvellement élu, a invité l’ex-président Sarkozy à se recueillir avec lui devant les dépouilles de quatre soldats français tués en Afghanistan. Un chœur de soupirs s’élève autour du tapis vert et une voix se détache :
– Ah ben, drôle de guerre !
On n’en saura pas plus. Les hommes restent silencieux un long moment avant de recommencer à taper le carton. Jean scrute leurs visages. La guerre de quarante, ils l’ont sans doute connue, gamins ou jeunes adolescents. Peut-être ont-ils fait l’Indochine ou l’Algérie ? Des horreurs, des morts, civils ou militaires, ils en ont vus. Les conversations reprennent. Jean ne comprend pas si elles concernent le passé, l’actualité ou la partie de belote. Au-dessus de leurs têtes, sur des étagères ornées d’une frise de tissu brodé, s’aligne une collection de cafetières émaillées. Bouquets de fleurs aux couleurs fanées, couvercles à charnière, éclats sur les becs verseurs cabossés. Toutes les maisons avaient les mêmes quand il était môme. Le café s’épaississait au fil de la journée sur un coin de la cuisinière à charbon cernée d’une barre de cuivre astiquée à vous aveugler. Il manque l’odeur de la chicorée. Sur le mur du fond, une affiche promet le Char-Mystère pour le carnaval. Jean déguste sa bière à petites gorgées, un œil vers l’extérieur. La pluie s’est un peu calmée sous un ciel toujours aussi sombre. Encore un mois de juin qui se prend pour octobre. Sur la place, quelques touristes entrent et sortent du musée. Jean admire comment les parapluies se débrouillent avec le vent, les pieds avec les flaques.
Il en oublie Thérèse et pense à Jeanine, sa femme. Il pense et dit toujours « ma femme ». « Mon ex », « mon ex-femme », lui écorcheraient la bouche. Il sourit. Si elle était ici, elle expliquerait à la serveuse la seule bonne méthode pour essuyer les verres et lui recommanderait la lingette miracle en paquet de dix, l’éponge en prime. Il y a bien longtemps qu’elle aurait entamé la conversation avec tout le monde. Sa vie résumée en trois phrases ; deux questions bien tournées pour faire raconter la sienne à la blonde tenancière ; une blague pour remettre à sa place l’homme à la casquette. Jean l’imagine bien aller jeter un œil à la partie de cartes, sans se priver de pointer du doigt un bon coup à réaliser. On aurait vite tout connu du Char-Mystère et du nouveau musée ; on aurait su si, dans cet estaminet, on met encore de la chicorée dans le café. Et elle aurait traversé la place sous la pluie pour demander à cette grosse femme si elle s’appelle Thérèse. Elle est comme ça, Jeanine. Exactement son contraire. Jean trouvait cette complémentarité plutôt intéressante. Jeanine aussi, sans doute, pendant quarante ans. Le passage à la retraite a été fatal.
La grosse femme est revenue, elle s’impatiente devant le porche. Ses allées et venues se précipitent. Elle attend quelqu’un et ce quelqu’un n’arrive pas. Jean a chaud. Cette nervosité, cette brusquerie dans le corps. Thérèse, c’est elle, il en doute de moins en moins. Se persuade pourtant que c’est impossible. La bière ne suffit pas à le désaltérer ni à noyer la boule d’angoisse qui monte en même temps que le souvenir de leur dernière rencontre vingt ans plus tôt.
Jean avait pris une journée de congé pour faire des travaux chez sa mère. En dehors des périodes de bilan où il accumulait les heures dans la marge, les Bernier-Père-et-Fils (le père ayant gardé sa jeunesse et le fils paraissant vieux avant l’âge, on ne les distinguait guère) voyaient d’un bon œil les demandes de congé. Elles faisaient fondre le compte des heures supplémentaires et c’était toujours cela de gagné.
Jean et sa mère venaient de tomber d’accord sur la hauteur de la clôture à changer quand Thérèse était arrivée, suivie de Pierre, son fils aîné, à peine plus jeune que Jean. Sans prévenir, elle avait déboulé à grand bruit, un gâteau dans une main, un épais dossier rouge dans l’autre. Jean s’était aussitôt senti oppressé. Relent de la peur d’enfance. À bien y penser, c’était plus que ça. Thérèse l’envahissait. Elle ne restait pas assise, allait et venait, occupait tout l’espace de ses gestes larges. Jean manquait d’air. Et elle parlait, elle parlait fort, sans vraiment s’adresser à quelqu’un et en tout cas jamais à lui. Elle était allée de la mairie du village et criait en patois.
– Chaque fois pareil. Chés bieaux messieurs en col blanc, i font pas leur travail et, mi, j’dois m’débrouiller, m’déplacer, perdre mon temps. Comme si que j’n’avais qu’ça à faire !
Elle postillonnait. Elle était aussi démonstrative et bruyante que Jean était discret et silencieux. Son fils Pierre restait debout près de la porte, la tête basse, prêt à sortir. Elle ouvrait le buffet, sortait les assiettes, les claquait sur la table, y jetait, plus qu’elle ne les déposait, les parts du gâteau qu’elle découpait au rythme de ses invectives. Outré par ce sans-gêne, Jean la regardait faire, mais, effaré et honteux, il restait immobile.
Une fois les assiettes garnies, Thérèse s’était immobilisée, le couteau pointé vers le dossier rouge. Avait alors commencé un discours décousu auquel Jean n’avait pas compris grand-chose sauf que ces Nom de Dieu de bons à rien de secrétaires de mairie n’étaient pas fichus de faire leur travail correctement et que la terre entière lui pourrissait la vie depuis qu’elle était sortie du ventre de sa pauvre mère et qu’elle s’appelait Kornilov.
Kornilov, comme lui. Jean regardait cette furie, cette Thérèse à laquelle il ne pensait jamais. Jamais il ne se disait qu’il avait une sœur, même demi-sœur. Quand avait-il réalisé qui elle était ? Cette Thérèse qui, elle aussi, faisait comme s’il n’existait pas. Sans se demander qui était sa mère à elle, il ne trouvait pas juste que Thérèse vienne déverser ses colères chez Magda, sa mère à lui. Comment celle-ci pouvait-elle garder son calme en préparant le café ? Seule une moue fugitive laissait transparaître son agacement. Avait-elle l’habitude de ces démonstrations ? En connaissait-elle le sens ? Jean, lui, n’y comprenait rien. Quand il lui avait raconté la scène, Jeanine avait été choquée :
– Par égard pour ta mère, tu aurais pu la faire taire ! Pauvre Magda !
– Je ne voulais pas être indiscret.
– Indiscret ! À force de discrétion, tu frôles l’indifférence.
– …
– Tu peux me regarder avec ton air de chien battu, tu aurais pu chercher à la calmer. Ou t’intéresser à son problème. Elle n’allait pas te manger.
Il n’avait pas cherché à calmer Thérèse, mais il avait tenté de lui demander ce qui la mettait dans cet état. Sans le laisser terminer sa phrase, Thérèse avait pointé vers lui son couteau. Sans desserrer les dents, elle avait sifflé :
– Oh toi, le petit gâté, mêle-toi de tes oignons.
Son couteau avait tracé un cercle à hauteur du cœur de Jean et, comme si de rien n’était, elle s’était retournée et avait repris ses récriminations contre la mairie, ses employés en particulier et les fonctionnaires en général, frappant du plat de la main le dossier rouge posé sur la table.
Le petit gâté ! Thérèse, jalouse de lui ? Livide, Jean n’entendait plus que cette colère et le tintement des tasses et des cuillers à café. Tenter de la calmer ? Impossible. Il avait regardé sa mère qui avait levé les sourcils, hoché la tête, haussé les épaules et s’était mise à table devant sa part du gâteau comme si tout cela n’avait pas d’importance, que c’était juste un mauvais moment à passer. Avec raison. Thérèse s’était tue et s’était attablée elle aussi.
Jean n’imaginait pas s’asseoir en face d’elle après ce qui venait de se passer. Il était venu pour réparer la clôture, il était temps qu’il se mît au travail s’il voulait terminer avant la nuit. Pierre lui avait ouvert la porte :
– J’viens t’donner un coup d’main.
Aussitôt dehors, Jean avait soupiré :
– Quelle tornade, ta mère ! Je n’ai rien compris.
– On ne la changera pas. Tu la connais !
– En fait, non, je ne la connais pas. Je l’ai si peu rencontrée. Sauf quand j’étais gamin, mais je la fuyais. Et toi, je ne t’ai pas vu depuis quand ?
Ni l’un ni l’autre ne s’en souvenait. Ça remontait aussi à l’enfance. Quelle importance ? Pierre n’était pas homme à se pencher sur le passé ; il avait envie de se mettre au travail. Avec des gestes de professionnel, il faisait l’inventaire du matériel préparé par Jean qui, tout en le regardant faire, estima qu’il avait huit ou dix ans à la naissance de Pierre et retrouva le souvenir d’un enfant joyeux et turbulent, toujours collé à Thérèse et à ses frères. Pierre comptait les piquets, soupesait les outils. Silencieux en présence de sa mère, il semblait ici heureux de parler :
– Elle est toujours comme ça, en rogne contre quelqu’un. Aujourd’hui, c’est toi qui prends. Moi, c’est l’contraire, en c’moment, elle n’jure que par moi. J’suis le plus beau, l’plus intelligent. À condition d’lui servir de chauffeur sans m’mêler d’ses affaires. T’as vu, j’me mêle de rien, j’la laisse dire. Et un beau jour, j’vais m’faire rembarrer sans explication. C’est déjà arrivé plus d’une fois.
Après avoir disposé les outils, piquets et grillages dans un ordre qui le réjouissait, Pierre saisit brusquement les mains de Jean, les tourna, les retourna et s’esclaffa :
– Oh, dis donc !
Son rire se transforma en une espèce de gloussement ; il s’étranglait :
– C’est avec des belles mains blanches comme ça qu’tu comptes changer la clôture ?
– Ne t’en fais pas, je me débrouille.
– Moi, j’fais tout moi-même dans ma maison. J’ai tout l’outillage.
– Et alors ? Tu juges qu’il manque quelque chose ?
– Non non, c’est parfait. T’es peut-être un col blanc, mais t’as de la jugeote.
Efficace, bavard et drôle, Pierre prenait la direction des opérations, commentait chacun de ses gestes. Jean restait obsédé par Thérèse et sa colère.
– Tu sais ce que ta mère reproche aux secrétaires de mairie ?
– Une embrouille. À chaque fois qu’elle demande un certificat de naissance, ils écrivent mal son nom. Alors, elle vient à la mairie de Boisgrenier. Elle passe un savon à l’employé. Il lui refait son papier avec son nom écrit comme il faut. Elle sort sans remercier et elle nous fait une colère qui lui dure plusieurs jours. En gros, c’est ça son problème.
– Une erreur ? À chaque fois ? Ce n’est pourtant pas si compliqué. Passe-moi donc la pince, s’il te plaît.
– J’ai jamais compris. M’man veut rien m’expliquer. Attention à toi, je déroule. Elle connait pas le mot « nuance », la mère, c’est tout ou rien avec elle. Le grand amour ou la rupture complète. Capable d’oublier du jour au lendemain qu’elle t’a pas parlé pendant deux ans. Elle t’avait maudit et d’un coup, tu redeviens l’amour de sa vie. Elle est comme ça.
Cette explication ne rendait pas Thérèse plus sympathique et Pierre n’avait rien éclairci. Jean pensa à ses parents. Arrivés de Russie et de Pologne pour travailler en France, ils ne maîtrisaient pas le français et faisaient confiance aux secrétaires de mairie pour leurs papiers.
– Pierre !
La voix de Thérèse fit sursauter les deux hommes. Pierre laissa tomber le rouleau de grillage dont l’extrémité érafla le poignet de Jean. Il serra la main de son oncle, lui pressa l’épaule avec un clin d’œil et courut vers sa mère. Jean, un mouchoir sur sa plaie, fit un pas en direction de la voiture. Déjà Thérèse lui tournait le dos. Il rejoignit sa mère sur le seuil de la maison :
– Elle est toujours comme ça ?
– Thérèss pas heureuss. Beaucoup des problèmes.
– Quel genre de problèmes ?
– J’ai me pas mêler z’affaires Thérèss.
– Ils se sont trompés sur ses papiers, c’est ça ?
– J’ai rien connaître papiers, ti sais bien. J’ai rien savais vieilles histoires. Mieux laisser tranquille tout ça.
Jean n’apprit rien de plus et surtout pas pourquoi Thérèse l’avait agressé. C’était son credo, à sa mère : laisser dormir le passé sans y toucher. Surtout ne rien dire. Sa bonté et sa douceur cachaient un mystère, entretenu par ses silences.
Quand il était enfant, Jean avait souvent été troublé par les moments où le regard de sa mère se perdait dans le lointain ; elle vaquait à ses occupations, mais ses gestes se faisaient plus lents, elle hochait la tête, remuait les lèvres. Le plus souvent, son monologue intérieur se terminait par une chanson de sa Pologne natale. Quand elle remarquait la présence de son fils, elle souriait, lui caressait les cheveux, sans un mot. Jeanine aimait beaucoup sa belle-mère, disait d’elle qu’elle savait écouter. Les deux femmes avaient des moments de complicité. Se confiaient-elles leurs soucis d’épouses et de mères ? Quoi qu’il en soit, les vieilles histoires ont dormi, tranquilles, et Jean n’a plus revu Thérèse depuis cette scène.
Sur la vitre, le vent joue avec les gouttes. Des vaguelettes horizontales s’entrecroisent et brouillent la vue. La pluie se fait légère. Le ciel s’éclaircit. Jean sursaute, s’étrangle avec la bière. La grosse femme piétine de nouveau là-bas devant le porche, le dos courbé. On dirait qu’elle boite. Elle lève au-dessus de sa tête ce qu’elle tenait serré contre elle tout à l’heure. Un dossier rouge. Comme celui de Thérèse sur la table, il y a vingt ans. Jean ne voit plus rien et ce n’est pas la pluie.
Il jette un œil en direction du comptoir. La serveuse, tournée vers le miroir de son verrier, perfectionne le savant déséquilibre de son chignon. Elle surprend son regard et une moue taquine éclaire son visage. Jean lève son verre à sa santé et se retourne vers l’extérieur. Sur la place, les façades jaunes ont viré au gris. Avaient-ils déjà cessé d’aller chez Thérèse à l’époque du collège ? Il ne se souvient ni de cela ni des maisons qui entourent la place. Dans sa jeunesse, il n’avait pas le loisir de flâner en ville ni de s’asseoir dans les cafés.
Une éclaircie semble imminente. Les rares passants foncent vers leur voiture ou les boutiques. La grosse femme brandit son dossier pour attirer l’attention de quelqu’un que Jean ne voit pas. Il tente de calmer l’emballement de son cœur. Elle ressemble vraiment à Thérèse. Son agitation, son impatience. Le corps massif engoncé, quel que soit le temps, dans trois gilets superposés, des gilets tricotés à la main dans des couleurs pastel. Les jambes courtes, la couronne de boucles de cheveux, la façon d’occuper pleinement le bout de trottoir où s’étalent ses grands pieds. À cette distance, dans cette pénombre de fin d’averse, ce pourrait être n’importe quelle femme sortie en vitesse, sans prendre le temps d’enfiler son manteau. Un passant, occupé à refermer son parapluie, la bouscule. Elle rattrape de justesse son dossier, s’y cramponne, le cale sous son bras. À grand renfort de gestes menaçants, elle invective l’homme, qui s’incline, une main sur le cœur. Peine perdue, elle continue à s’agiter. Cette façon de remuer en tous sens, de plier les genoux, de secouer la tête, de pointer un index menaçant, Jean n’a pas besoin du son, l’image suffit. Aucun doute n’est désormais permis, c’est une colère digne de Thérèse. C’est Thérèse. Jean a un mouvement de recul qui, à son corps défendant, se transforme en élan vers elle.
Le temps qu’il paye sa bière et qu’il sorte, la femme s’est engouffrée dans une voiture. Jean traverse la place en courant, fait de grands signes. Déjà, l’auto a fait demi-tour et s’éloigne. L’homme qui a provoqué, bien malgré lui, la colère de Thérèse, lui sourit.
– Dites donc, pas commode, la bonne femme. Vous la connaissez ?
– Je ne sais pas, enfin…oui, peut-être, ma….
Le mot n’est pas sorti. Sœur. Demi-sœur. Comment prononcer demi-sœur ? Quel drôle de mot. Il n’a jamais pensé à elle comme à une sœur. N’a d’ailleurs jamais pensé à elle depuis vingt ans. Ni avant. Ils n’ont jamais vécu dans la même maison. Quelques images lui reviennent. Des images de dimanche. Chez ses parents. Thérèse et son fiancé, un baiser surpris dans le jardin. Chez elle, Thérèse et son mari, sa ribambelle d’enfants. Thérèse et son dossier. Thérèse qui dit Depuis que je m’appelle Kornilov. Kornilov, comme lui. Le fils de Boris, comme on disait au village. Ce serait bien un coup du diable si Thérèse et lui se trouvaient à Monflandrin le même jour. Et pourtant.