Mémoires d’un tueur ordinaire, roman de Claude Bachelier
Je suis né le 22 juin 1941. C’était, selon mon père, pour fêter l’invasion de l’URSS par l’Allemagne nazie. Ça, bien sûr, je l’ai su par la suite. Je n’ai pas connu mon père. Je sais pourtant qu’il a toujours été farouchement anti communiste et que, tout naturellement, il s’est rallié à Pétain et à sa clique. Il a même poussé la plaisanterie jusqu’à s’engager dans la Milice en 1943. Mais a-t-il senti le vent tourner ? Est-ce que les excès de ses amis miliciens l’ont fait douter ? Je n’en sais rien. Toujours est-il qu’il s’est rapproché de la Résistance. À tel point que les Allemands l’ont déporté en octobre 44 et qu’il est mort dans un camp, sans doute fusillé.
Mais, pendant le temps où il a collaboré, il s’est quand même fait beaucoup d’ennemis : il faut dire que ma mère et lui menaient alors la grande vie. Ils étaient de toutes les réceptions, de toutes les manifestations réunissant l’armée allemande, les collaborateurs en général et la Milice en particulier. Ma mère aurait même eu une liaison avec un colonel de la SS, mais cela n’a jamais été confirmé. Toujours est-il qu’à la Libération, les comptes se sont réglés. Pas avec mon père puisqu’il était déjà mort, mais avec ma mère qui a payé le prix fort. Bien sûr, tous ces gens du village avaient crié « vive la Résistance, vive de Gaulle » après avoir chanté « Maréchal, nous voilà. » Et tous ces braves patriotes se sont crus obligés de rendre la justice en ouvrant « la chasse aux collabos. » Quelques pauvres bougres, des sans-grades furent massacrés ou fusillés suivant l’humeur et le courage des justiciers. Les femmes, celles qui furent accusées d’avoir « couché avec les boches », mais pas qu’elles, furent tondues sous les applaudissements hystériques d’une foule imbécile.
Parmi ces femmes, bien évidemment ma mère. J’ai assisté à cette scène. Des types étaient venus la chercher dans notre appartement et, de la fenêtre, au deuxième étage, je l’ai vue, humiliée, frappée. Une femme, oui, une femme a commencé à lui couper ses beaux cheveux blonds avec une paire de ciseaux. Ma mère était une jolie femme, avec une belle chevelure ondulée, de grands yeux bleus, des mains fines et délicates. Et quand ses cheveux furent coupés, la même femme prit une tondeuse et, sans ménagement, la passa sur la tête de ma mère. Je revois encore et encore cette image que je n’oublierai jamais. Comme je n’ai jamais oublié cette femme qui martyrisait ma mère, son regard cruel, ses yeux d’aigle. Je n’avais alors que trois ans et c’est ce jour-là que j’ai eu ma première envie de meurtre, ma première envie de tuer. Il se dit que les enfants de cet âge n’ont pas une claire conscience de la vie ou de la mort. Pour d’autres, peut-être, mais pour moi, c’est faux : je savais, sans doute d’instinct, ce que c’était de mourir. Et c’était cela, précisément, ce que je voulais pour cette femme : qu’elle meure !
J’avais compris, sans doute inconsciemment, que ma mère ne survivrait pas à ce qu’elle avait subi. Et je ne me trompais pas : le lendemain, elle s’est pendue dans la prison où ses bourreaux l’avaient enfermée.
C’est notre voisine de palier qui est venue me chercher, m’arracher à cette vison d’horreur. On m’a dit plus tard que je n’avais pas pleuré, pas prononcé un seul mot.
La voisine m’a gardé chez elle pendant quelques jours puis m’a confié aux bonnes sœurs de l’orphelinat voisin.
Quelques années plus tard, en 1951, tout à fait par hasard, j’ai aperçu la femme qui avait martyrisé ma mère. Je l’ai reconnue facilement : elle avait toujours le même regard, la même démarche claudicante. Je n’avais que dix ans et j’avais conservé intacte l’envie de la tuer. Mais ce n’était ni le lieu ni le moment. Je n’en ai parlé à personne, bien sûr. Je savais déjà que je la retrouverais un jour. Et que pour venger ma mère, je la tuerai.
Au mois de septembre suivant, j’ai été confié à une famille d’accueil, Maurice et Louisette Santis. Je suis resté chez eux jusqu’à l’âge de seize ans. En toute honnêteté, je dirai qu’avec eux, j’ai eu une belle enfance, puis une belle adolescence.
Ils avaient déjà trois enfants : l’ainée, Juliette, quinze ans et deux garçons, Jean Pierre, 13 ans et Claude, 9 ans. Le père était maçon et sa femme faisait quelques ménages. Inutile de dire que ce n’était pas vraiment l’opulence dans cette maison.
J’ai toujours été considéré comme le quatrième enfant, le petit dernier. Je n’ai manqué ni de nourriture, ni de vêtements, ni de câlins. Je portais les chaussures, les pulls et les pantalons de mes frères sans que cela ne pose de problèmes. Mes anniversaires étaient tous fêtés et le père Noël pensait à moi comme à chaque membre de la famille. Je n’ai jamais cherché à comprendre les raisons pour lesquelles ils m’avaient accueilli. C’est maman qui me l’a dit juste avant que je ne parte à l’École des Mousses : les quelques billets que leur donnait l’Assistance publique leur permettaient de vivre un peu plus confortablement.
J’étais très proche de Claude, le benjamin de la fratrie. Lui et moi étions très complices malgré nos cinq ans de différences.
Quand j’étais à l’école primaire, c’est lui qui me faisait réciter mes leçons et qui surveillait mes devoirs. Il me faisait aussi partager ses lectures : c’est grâce à lui que j’ai découvert Stevenson, Jules Vernes, Jack London et bien d’autres. Des écrivains qui m’ont donné l’envie du grand large et des voyages.
Claude est rentré à l’École des Mousses en 1952, l’année de mes onze ans. Je l’ai envié, si vous saviez comme je l’ai envié. À tel point que ce jour-là, j’ai décidé que moi aussi, je serai marin.
Quand il revenait en permission, dans son bel uniforme, avec le col bleu et le pompon rouge, je l’admirais, je buvais ses paroles. J’aurais alors donné n’importe quoi pour être à sa place.
Il avait choisi d’être fusilier marin. Après avoir navigué sur un croiseur pendant deux ans, il a été affecté en Algérie. Il a été tué peu après dans une embuscade en 1956, juste un an avant mon entrée à l’École des Mousses.
Durant toute ma scolarité, j’ai été un bon élève, tranquille et travailleur. Et je n’hésitais jamais à aider ceux de mes camarades qui avaient des difficultés. J’ai eu facilement mon certificat d’études et mon BEPC. Les enseignants et surtout la directrice me voyaient déjà suivre des études et m’encourageaient en ce sens. Mais, moi, je ne me voyais d’avenir qu’en navigateur. Je suis rentré à l’École des Mousses le 1er avril 1957. Tu parles d’un poisson !
Pour un changement, ce fut un changement ! Je passais d’une vie douillette et protégée à la vie rude et rigoureuse d’une école militaire.
Après une nuit entière passée dans le train, j’arrivais à Quimper complètement exténué. Dans le hall de la gare, des gradés accueillirent sans grande chaleur une vingtaine de gamins aux cheveux en bataille. Dans le car qui nous emmenait vers Loctudy, pas un bruit, sinon celui du moteur.
L’école était installée dans une espèce de grand château. Nous avons alors visité au pas de course ce qui allait être l’endroit où nous allions vivre une année. Le ciel était noir, une pluie fine et pénétrante tombait sans discontinuer et mon enthousiasme tombait de même.
Le premier exercice, si l’on peut dire, fut consacré à la mise en place du hamac dans lequel nous allions dormir. Les explications que nous donnèrent les gradés furent pour le moins sommaires, comme si savoir monter un hamac avait été la plus naturelle des choses. Lorsque je dis à un vieux quartier maitre bosco que j’aimerais comprendre le montage du hamac, je n’eus droit comme réponse qu’à un « vouloir comprendre, c’est commencer à désobéir ». Je me suis bien évidemment gardé de répondre à une telle ânerie, mais je me suis alors demandé où j’avais mis les pieds.
Je garde un mauvais souvenir des nuits passées dans ce hamac, sans doute mal installé, toujours en équilibre instable. Je ne compte plus les chutes, les courbatures le matin au réveil. Certes, avec le temps et l’expérience, j’ai fini par m’habituer et à dormir normalement. L’École des Mousses était une école militaire. Et il arrivait souvent que les règlements et la hiérarchie oublient que nous n’étions que des gamins de seize ou dix-sept ans. Nous avions droit, entre autres exemples, à huit ou seize paquets de cigarettes chaque mois, je ne sais plus exactement, des « Troupes » au goût âcre qui nous brulait les lèvres et le palais. Même si nous étions alors plus d’un à tousser, nous avions pris la mauvaise habitude « d’en griller une » dès que l’on pouvait.
Nous n’étions que des adolescents, mais il nous fallait être des hommes, sous peine de passer pour des « gonzesses » !
Pour ma première permission, pendant les vacances scolaires d’été, je suis arrivé au village en uniforme. À cette époque, le prestige de l’uniforme valait à celui qui le portait un statut particulier, fait d’admiration et d’envie. Et les habitants n’avaient pas dû voir de marins depuis des lustres. Je me suis plié sans déplaisir à la « cérémonie » du toucher du pompon et aux bises qui vont avec. À mes copains de collège que je retrouvais, je racontais ma vie à l’école, en l’embellissant.
Ce fut cette à cette époque que je perdis mon innocence.
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