Ivresse de la chute

 

 

Extrait de “Cendres“, première nouvelle du recueil Ivresse de la chute de Joël Hamm

 

Une obscurité de sépulcre estompe les bois et noircit le ciel. Le gamin tend ses mains au dessus du feu mourant. Le tapis de braises est une cité de rubis aux venelles d’ombres et la fumée se confond avec le suaire de brume qui s’affale mollement sur la campagne. Il se lève, pisse sur les brandons et pousse les vaches vers le chemin de boue, à peine visible dans le crépuscule. Le fermier le surprend au détour de l’étable, frappant les animaux de sa badine de saule et les insultant et les maudissant. Il reçoit des coups de poings, de pieds. Son nez saigne et il se réfugie dans l’encoignure d’une porte, recroquevillé, la tête dans les bras.
À la nuit tombée il s’enfuit, emportant ses trésors dans une musette de toile : trois cailloux aux formes bizarres, une lame ébréchée fixée dans un manche de bois cerclé de ficelle qu’il avait patiemment décapée pour en ôter la rouille, un quignon de pain dur et un briquet à amadou volé au fermier.
Il a froid malgré les épaisseurs de loques dont il s’est affublé et la pleine lune projette son ombre d’épouvantail sur le chemin empierré. Il contourne les soues à cochons, traverse les champs en direction de la forêt, s’égratigne aux haies d’aubépines ou d’épines noires. Ce n’est pas sa première fugue mais, cette fois, il est déterminé. On ne le reverra plus ici et personne, à l’avenir, ne le battra.
Il marche vite, droit devant lui. Lorsque les arbres décharnés semblent se mettre en mouvement pour le sabbat, que le moindre buisson est une bête prête à bondir, il s’approche d’une ferme endormie. La brise nocturne est avec lui, le chien ne le sent pas. Aux abords de la grange, il bute sur un soc de charrue abandonné et retient un cri de douleur. Son genou est poisseux de sang. Il écarte un peu la lourde porte de planches, se coule dans l’étroit passage, s’habitue à l’obscurité, grimpe à l’échelle et se niche dans le foin, en proie à une indicible terreur, redoutant, au moindre bruissement, des entités effroyables. Il fini par s’endormir, rassuré par les renâclements du lourd cheval, au dessous de lui, qui sabote les parois de son box, sans doute affolé par l’odeur de sauvagine du gamin et par son râle de moribond. Pourtant, il ne meurt pas le gamin aux yeux chassieux. Avant l’aube, il retrouve assez de force pour descendre de son perchoir et sortir de la grange. Frissonnant et le corps meurtri, il se dirige en boitant vers le croassement des bois noirs. Parfois il se retourne et la ferme aux murs bas lui paraît, à mesure qu’il s’éloigne, gagnée puis ensevelie par une marée de terre nue et grasse qui se confond avec le ciel. Il laisse, dans ce havre de hasard, l’empreinte dans le foin de son corps malingre et un peu de sang de sa plaie à la jambe qui brille comme un trait de cinabre sur les herbes sèches. Une fumée claire s’élève au dessus de la ligne encore visible du toit de la maison. Le vent porte une odeur d’écorce brûlée mais aussi, pense-t-il, de châtaigne ou plutôt de viande. Le paysan aura sans doute relancé le feu dans l’âtre. Il imagine le morceau de lard gras, ivoire blanc veiné de rose pâle, que, peut-être, le fermier fait griller puis pose sur une tranche de pain avant de mâcher, vide de toute pensée, savourant cette provende au goût de suint et décrochant avec sa langue un morceau de chair coincée entre deux molaires tout en mettant sa veste de toile matelassée puis sortant et humant l’air pour deviner le temps qu’il fera à l’odeur de l’air et à l’épaisseur du ciel qu’il y a entre les étoiles invisibles et lui, posé sur son seuil de pierre tel le gardien du temps.
La forêt est toute proche. Le gamin s’enfonce dans l’épaisseur des feuilles et leur fermentation humide chauffe ses pieds à travers les semelles fendues de ses brodequins. Dans le dédale des arbres, la nuit continue au-delà du jour. Il se faufile entre les candélabres serrés des taillis et perçoit des frôlements dans les buissons. Il devine une mare à l’odeur de vase, écarte les premiers joncs, cassants et morts sur les rives, s’assoit sur la mousse d’un tronc couché, croise les bras sur sa poitrine, ses mains ne dépassant pas des manches de sa veste et il regarde le ciel au dessus de la clairière qui se nimbe de bleu pâle. Le piaillement des oiseaux se mêle aux bruissements de la frondaison. L’écho de leurs pépiements donne une profondeur nouvelle à la forêt et à sa solitude. Maintenant, les rayons obliques du soleil éclairent la cime des arbres. Le gamin enlève ses brodequins, accroche son bourgeron et sa culotte de toile à une branche et entre dans l’eau qui lui paraît presque tiède. Le fond part en pente douce. Une vase grasse et noire gicle entre ses orteils. La surface du bassin reforme son miroir entre ses jambes puis le soleil rend sa limpidité à l’eau où flottent des particules végétales vieil or. Soudain, un nuage éclipse la lumière. La surface de l’étang prend une couleur plombée. Le gamin a de l’eau aux épaules et décide d’avancer encore. Avant de disparaître, il lève les yeux vers les hauteurs comme pour chercher un signe de salut et croit voir un œil dans un trou du ciel. Il sort précipitamment de l’étang, se rhabille, grelottant de froid, ajuste sa musette et tombe nez à nez avec deux bûcherons qui le reconnaissent, le saisissent et le ligotent en attendant d’avoir fini leur journée pour le ramener chez ses parents nourriciers.