Chaussettes : micronouvelle du recueil “Et nous étions ensemble” de Fabienne Botto
Tu n’as même pas pris la peine de te changer. Tu restes comme tu es, avec le pantalon de sport fatigué et le vieux sweat un peu taché, décousu à l’épaule. C’est la tenue du soir, celle que tu enfiles dès ton retour, vers dix-neuf heures. Tu as tout de même passé une paire de chaussures mais tu as gardé les chaussettes vertes, celles qui tiennent chaud mais dont la couleur ne va avec rien. Ça t’apprendra à acheter des lots de chaussettes, il y a toujours des couleurs impossibles à porter.
Le chien, doté d’un sixième sens extraordinaire, a deviné presque avant toi que tu allais le sortir. En fait, il te semble bien qu’il était déjà debout, queue frétillante, au moment où tu as posé ton livre sur le bras du fauteuil. Ce chien est un phénomène qui lit dans tes pensées.
Tu hésites à fermer la porte de ton appartement à clef, tu re-viens dans un quart d’heure au plus, mais on ne sait jamais. Donc tu fermes et tu fourres la clef dans la poche de ton pantalon. Ça va faire cling cling contre ta cuisse pendant quinze minutes.
Dehors, les ombres s’habillent de noir sur le trottoir. Les lampadaires balisent ton parcours, identique soir après soir. Suivre le bord du square, tourner à l’angle, remonter derrière la maison des Ricaud, passer le portail monstrueux de ce dingue de Martin, jeter un œil en passant sur les fenêtres allumées du numéro dix. Une fois, une fille un peu nue qui … Non, rien. Le chien ne te demande pas ton avis, il file en suivant ses repères olfactifs, poteaux, portails, murets, arbustes. En traversant le carrefour, tu le tiendras par le collier, parce que bien sûr la laisse est dans ta main, pliée, inutile. Cette pauvre bête qui ne sort que deux fois par jour, on ne va pas en plus l’attacher.
Le matin, c’est ta femme qui sort le chien. Enfin, c’était. Ça fait trois mois que tu assures aussi la sortie du matin, en costard et mocassins cirés, juste avant de choper ton train. Ta femme, elle promène le chien d’un autre, à quelques kilomètres d’ici.
Quand tu reviens vers la porte de ton immeuble, le chien attend, museau levé, que tu réussisses une fois encore à composer le code d’accès sans te tromper. Gagné ! Il te félicite d’un jappement sincère et se faufile dans le couloir dès que tu pousses le battant. C’est une brave bête. Tu souris, attendri, en repêchant la clef au fond de ta poche. Au passage, tu aperçois ton reflet dans la vitre de la porte. Evidemment, si la fille du numéro dix arrivait par hasard, en face de toi, quand tu promènes le chien, il vaudrait mieux que ce soit le matin. Parce que le soir, le jogging fatigué et les chaussettes vertes …
Mais tu n’y crois pas. Les filles qu’on voit nues aux fenêtres ne sortent pas dans la rue. Elles restent à jamais des images qu’on glisse derrière ses paupières le soir, au moment de s’en-dormir, bercé par les ronflements du chien qui traversent le couloir depuis la cuisine.
Tu grimpes l’escalier, un peu fatigué, sûrement à cause du changement de saison. L’automne, les premiers froids, le manque de soleil. Tu penses à ce bouquin qui patiente sur le bras du fauteuil. Tu mettras peut-être un peu de musique, pas fort. Le chien commencera à ronfler au bout de dix minutes. Tu finiras par aller te coucher. Et, derrière tes paupières …