Une vie plus tard, que reste-t-il ?
L’œuvre, me direz-vous, qui déjà s’éparpille ; qu’à coup sûr, dans un siècle, les bourgeois couronneront de lauriers et d’acanthes ; l’œuvre, pareille au couteau laissant la bête à nu, dévoilant la bêtise, les appétits sordides, le ridicule et la lâcheté ; l’œuvre immense, j’en conviens, comme le sera l’absence. Que tout cela ait jailli d’un cœur simple – dont les battements couvrirent parfois ceux d’un Rembrandt ou d’un Goya –, qui s’en soucie ?
D’une voix généreuse forgée par la fraternité, Alain Emery rend grâce à Honoré Daumier et brosse magnifiquement, au-delà du portrait d’un artiste meurtri par son siècle sanglant, la fresque d’une humanité en proie à d’éternels démons. Mérédith Le Dez
Né en 1965, Alain Emery vit en Bretagne. Insatiable lecteur, il a publié une trentaine d’ouvrages (nouvelles, romans…), signé des fictions pour la radio et collaboré à diverses revues.
Après le roman « Silex », « Une vie plus tard » est son second livre publié chez Zonaires éditions
Une vie plus tard, novella d’Alain Emery, 50 pages, 10 € + 2,30 € de frais de port ; parution le 15 juin 2023 ; ISBN N° 979-10-94810-50-7
En écoute : un extrait lu par Serge Cazenave
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Qu’il vous prenne au matin le souhait, teinté à la fois du manque de sommeil et de l’appel du jour, où la tiédeur des draps s’évapore au son des premiers trisses des hirondelles, de savourer l’amertume brûlante d’un breuvage aussi noir que réconfortant.
Que la pie, alerte, posée au bord du toit, de l’autre côté de la vitre, surveille la façon dont vous tournez les pages, prompte à quitter son poste à l’instant où votre regard quitte les lignes pour embrasser l’humeur du dernier jour de juin.
En fond, la voix de quelque journaliste égrenne la litanie des remugles d’une actualité que la nuit avait mis en sourdine. Et dans les mains, le texte prend le relais d’une sensation que vous pressentiez sans savoir la nommer.
Ce portrait de Daumier, dont jusqu’alors vous connaissiez le nom, peut-être, ou pas, prend le pas sur l’imperceptible conscience d’une aube à l’innocence perdue d’avance.
Au fond, si à un homme au talent encensé puis remisé, oublié qui sait, vous consacrez l’attention toute neuve du réveil, alors vous trouverez dans les mots de celui qui lui prête voix, et de quelle belle façon, la confirmation de votre intuition.
Oui, je crois bien qu’il faut s’assoir sur le banc d’une amitié peut-être inventée, et quand bien même, pour que Daumier vienne y déposer l’acuité de son regard. Et qu’au prisme de la fiction, de la langue sublime de celui qui prend la plume pour dire la connivence de deux hommes, se dessinent en surimpression, les images d’aujourd’hui dans les caricatures d’Honoré.
A l’instant où tombent la liste des plaies qui chaque matin scarifient la marche bancale du monde, vous saurez qu’entre les lignes, les coups de pinceau d’un artiste qui croqua son époque sans vergogne – et tant mieux- se révèlent les empreintes des mâchoires qui n’en finissent pas de broyer ce qui reste d’espoir et de foi en l’humanité.
Quelques cafés plus tard, dans la lumière balbutiante des feuilles s’ouvrant au jour, Daumier sur son banc ou sur une barricade, reprend le refrain des gens de peu qui brandissent leur douleur dans une marche blanche, bâillonnés par la peine, ignorés des sachants, sauf quand ils disent à grands traits ce que les dirigeants prennent pour caricature quand il s’agit, en fait, simplement, d’exister.
“Une vie plus tard” – Alain Emery – Zonaires Editions
La longueur n’est pas un critère du talent. J’en veux pour preuve ce roman court – ou novella – d’Alain Emery, intitulé “Une vie plus tard”. Cinquante pages en tout et pour tout qui rendent hommage à Honoré Daumier (1808-1879), reconnu comme le plus grand caricaturiste de son époque. Ce qu’on sait beaucoup moins, c’est qu’il fut un peintre de premier ordre, s’appliquant à piquer sous les poils souples de ses pinceaux la société de son temps – ciblant surtout la classe politique et la bourgeoisie – et à donner une dignité aux gens de peu.
Alain Emery dresse le portrait de cet artiste discret, de cet homme simple qui, malgré les événements qui ont secoué son siècle, ne craignit jamais de peindre et de dépeindre tous les travers de la société louis-philipparde. Une œuvre magistrale – reconnue à titre posthume – d’un brave homme qui se livra toute sa vie avec ardeur à son art. Du talent, il en avait à revendre – même s’il en doutait.
“La vérité, c’est que ne doutent de leur talent que ceux qui en ont. Il était peintre autant qu’il est permis, et parmi les meilleurs de son siècle. C’est une évidence et peu nous importe qu’il en ait douté. Tout son être s’agençait autour de ce désordre.”
“Une vie plus tard”, une pépite d’Alain Emery, écrivain autant qu’il est permis, et parmi les meilleurs que je connaisse.
Alain Emery nous plonge avec talent et conviction dans la vie, l’art et l’époque du peintre, graveur, sculpteur et caricaturiste Honoré Daumier. On y est à plein, notamment grâce à la langue utilisée, toute balzacienne, et au point de vue choisi : celui d’un ami de Daumier qui s’adresse à un jeune homme.
De nombreux échos nous ramènent aux injustices et absurdités d’aujourd’hui, Honoré Daumier, décrit comme “un homme simple” pétri d’humanité ayant passé sa vie, loin des ronds de jambe et des flagorneries, à représenter le peuple en souffrance, la misère noire, sordide, tandis que se gobergeaient sans vergogne les puissants, aristocrates et bourgeois. On reconnaîtra là l’engagement social et politique de l’auteur lui-même, “camarade de lutte” quelques vies plus tard.
Le réalisme social et la verve satirique de l’artiste lui valurent, on le sait, quelques avanies, dont la prison en 1832.
Une bonne occasion avec ce récit de revisiter “l’oeuvre immense”, “magistrale” de Daumier en grande partie ignorée tant on n’a en tête que ses poires et sa caricature de Louis-Philippe en Gargantua.
Qui mieux qu’Alain Emery, avec sa plume incroyablement imagée, pouvait donner vie à Honoré Daumier, caricaturiste mais aussi peintre et sculpteur.
Dans cette novella, l’auteur nous offre à voir notre monde toujours grimaçant en donnant voix à un ami de Daumier, et dessine le portrait d’un homme discret et cruellement observateur.
L’écriture d’Alain Emery sait être aussi incisive que le trait du caricaturiste, et aussi attentive à l’humain que ce peintre ami De Balzac et de Delacroix.
Alain brosse un tableau très riche, nous invitant tout autant à revoir les tableaux, trop souvent oubliés, de cet inlassable regardeur, qu’à nous interroger sur les éternels recommencements de l’Histoire.
Un texte qui esquisse l’homme en posant son regard sur l’art. Quel meilleur prisme ?
Un roman formidable, dans un style éblouissant. Non seulement le portrait d’un grand artiste mais le récit sensible d’une époque. Un plaisir de lecture en même temps qu’une ouverture sur ce qu’est un esprit libre et courageux